Violon d’Ingres. Un luthier de Montpellier livre sa théorie sur l’énigme des Stradivarius.

Par Aurélie Jacques

Voilà cent cinquante ans que les grands experts en lutherie s’interrogent sur un point d’environ 2 millimètres de diamètre. Une sorte de nombril creusé au centre de la partie inférieure de la caisse de résonance, appelée le « fond », des violons d’avant 1750.

A quoi ce ventral pin (cheville ventrale), comme disent les anglophones, pouvait-il bien servir ? Est-ce la marque de la pointe d’un compas ? La signature de l’artisan ? « Les théories émises ne me paraissaient pas vraisemblables », tranche Yann Poulain, un luthier de 31 ans, qui s’est installé à Montpellier en 2005, après avoir été formé à la prestigieuse école de Newark-on-Trent (Angleterre).

Obsédé par cette énigme, ce jeune homme discret et obstiné, qui élabore pour des musiciens internationaux des instruments sur le modèle des anciens, s’est lancé dans des recherches huit années durant. Car les violons les plus prestigieux sont dotés de cette cheville ventrale, notamment ceux confectionnés en Italie, à Crémone, depuis l’invention de l’instrument par Andrea Amati, en 1535, puis par Stradivarius et Guarnerius.

Contrairement aux théoriciens, l’approche de Yann Poulain est empirique. Il s’est fondé sur la conviction que le fameux point n’était pas une coquetterie mais bien utilitaire. « Avant 1750, le métal et l’usinage étaient très coûteux, explique-t-il.Je me suis mis dans la peau d’un luthier du XVIIIe siècle, qui ne disposait que de peu d’outils. » Yann Poulain se plonge dans les ouvrages anciens, se rend à Crémone, où un musée consacré à la lutherie expose de vieux outils, arpente les brocantes.

Il met alors la main sur un foret d’époque qui présente une curieuse forme. Il est doté en son centre d’une fine pointe, dépassant en longueur la partie coupante. Vraisemblablement, l’aiguillon permettait de guider l’outil dans le bois et de creuser autour de son axe un trou cylindrique.

Le ventral pin ne serait ainsi que la marque de forets utilisés pour réaliser une excavation au centre du bois, laquelle n’est plus visible une fois l’instrument achevé. « A l’époque où les étaux et les presses étaient rares, ce trou cylindrique servait à caler le morceau de bois à raboter sur une butée fixée à l’établi », poursuit Yann Poulain.

Une fois la partie extérieure du violon rabotée, l’intérieur était creusé à son tour jusqu’à la profondeur de ce trou. Ne restait alors que l’infime marque de l’aiguillon.

Cette hypothèse a fait l’objet d’une publication dans la revue de référence anglaise The Strad, comme Stradivarius. Yann Poulain, qui a adopté dans son propre établi la technique permettant une « grande maniabilité dans le rabotage et un travail plus sensoriel », y fait la comparaison entre le ventral pin et un nombril : « C’est une preuve de la naissance et du lien à la mère créatrice. » Les grands experts en sont restés cois. Ils n’ont ni validé ni infirmé l’hypothèse.

 

La capitale française de la lutherie

C’est un aspect peu connu de Montpellier. Au fil des deux dernières décennies, la préfecture de l’Hérault est devenue la deuxième ville au monde, après Crémone, en concentration de luthiers fabricants (par opposition aux luthiers qui restaurent des instruments existants, tels qu’on en trouve beaucoup à Paris). Elle dépasse en cela Mirecourt, dans les Vosges, longtemps la ville de référence pour la lutherie, et, de peu, Angers. Malgré l’absence de tradition locale dans le domaine, la ville compte aujourd’hui onze ateliers, dont quatre situés dans le quartier Sainte-Anne. Certains luthiers comme Nicolas Gilles et Frédéric Chaudière remportent régulièrement des concours internationaux. Dans la profession, on commence même à parler d’une  » école de Montpellier « . Elle produit des instruments haut de gamme destinés aux professionnels.

A Montpellier, les premiers luthiers se sont installés sur la lancée du festival de Radio France et de la labélisation de l’Orchestre national, voilà une vingtaine d’années. Le bouche-à-oreille, l’émulation entre les artisans et probablement la qualité de la vie locale ont fait le reste. » Nous partageons nos connaissances, nous nous prêtons des outils, ce qui permet d’apprendre rapidement « , explique Yann Poulain. Après avoir organisé une exposition Stradivarius en 2008 au musée Fabre, le benjamin d’entre eux a lancé la Fête des luthiers, qui a réuni au printemps 80 artisans et une centaine de musiciens autour de concerts, de conférences et d’expositions. Destinée à être renouvelée tous les deux ans, la manifestation a pour but de promouvoir la lutherie contemporaine. Pour la première édition, des musiciens de renom ont joué avec différents instruments. Formé de luthiers et de simples amateurs, le public devait dire à quel instrument allait sa préférence. Surprise : un violon du Montpelliérain Frédéric Chaudière a surpassé un Stradivarius, considéré comme l’instrument parfait.

Le Point – Publié le 26/05/2011 à 15:48

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Sources: http://www.lepoint.fr/villes/cordes-ombilicales-26-05-2011-1339450_27.php